Une réalité loin du compte

À la fin du mois de juillet, le ministre des Transports Marc Garneau a annoncé que le Canada accélérerait le retrait des wagons-citernes de la catégorie dont l’explosion au Lac-Mégantic en juillet 2013 a coûté la vie à 47 personnes. Plutôt que d’attendre 2018, comme aux États-Unis, le ministre a annoncé aux médias que les anciens wagons-citernes DOT-111 cesseraient de transporter du pétrole brut à partir du 31 octobre 2016.

Le ministre Garneau a déclaré que le retrait « constitue une autre étape déterminante dans l’amélioration de la sécurité des communautés établies le long de nos lignes de chemin de fer ». Kathy Fox, présidente du Bureau de la sécurité des transports du Canada, a affirmé que cette mesure était «positive et (mettait) en évidence le leadership du Canada en ce qui a trait à la prise de mesures pour améliorer la sécurité des wagons-citernes». Plusieurs politiciens québécois, dont l’Union des municipalités du Québec, ont eux aussi salué la décision. Cette étape est-elle si déterminante? On peut se poser la question. Si on y regarde de plus près, on constate les risques élevés demeurant pour les collectivités qui se trouvent le long des lignes de chemin de fer servant au transport de pétrole brut et d’autres produits dangereux.

Le ministre a omis de mentionner en juillet que les wagons-citernes DOT-111 modifiés, soit les CPC-1232, continueront de transporter, pendant une période encore longue, la grande majorité du pétrole brut en Amérique du Nord. Le 13 juillet, lors d’une table ronde sur la sécurité des wagons-citernes, un membre du Bureau de la sécurité des transports des États-Unis, Robert Sumwalt, a décrit les wagons-citernes CPC-1232 comme étant «une version légèrement améliorée de l’ancien modèle DOT-111».

La circulation de wagons-citernes DOT-111 – comme ceux impliqués dans le désastre de Lac-Mégantic – acheminant du pétrole brut a considérablement diminué, mais ceci s’explique avant tout par le net recul des quantités de pétrole transportées par voie ferroviaire en raison de l’effondrement du cours du baril.
Trois catégories de wagons-citernes constituent le parc de transport de pétrole brut en Amérique du Nord. La première est l’ancien modèle DOT-111, du même type que les wagons ayant déraillé à Lac-Mégantic. La seconde est celle des wagons-citernes DOT-111 modifiés (construits depuis 2012), conformes à la norme industrielle CPC-1232 (modèle chemisé et non chemisé).

La troisième catégorie de wagons-citernes est le modèle de pointe DOT-117, construit conformément à des spécifications plus strictes appliquées par les États-Unis et le Canada et déterminées à partir des leçons tirées de l’accident du Lac-Mégantic et d’autres accidents importants. Ils sont produits depuis 2015 et remplaceront complètement tous les autres modèles d’ici 2025.

Le ralentissement notable du transport de pétrole par voie ferroviaire dû à l’effondrement de la demande devrait persister pendant quelques années encore. Par conséquent, dans leur grande majorité, les wagons-citernes destinés au transport de pétrole en Amérique du Nord ne sont pas utilisés à cette fin à l’heure actuelle et sont probablement soit immobilisés, soit utilisés pour le transport d’autres matières dangereuses.
Le nombre de ces wagons en service a plongé de 57 401 en 2015 à 19 710 au premier trimestre 2016. Le nombre de wagons CPC-1232 de transport de pétrole brut en service a chuté de 40 000 en 2015 à 17 000 l’année suivante. Cette version « légèrement améliorée » de l’ancien type DOT-111 représente une part écrasante (86 %) des wagons-citernes de transport du brut utilisés.

Le nombre de wagons DOT-111 (ancien modèle) en service dans le transport de brut a atteint le chiffre minuscule de 708, alors qu’ils étaient 30 000 en 2015. Selon le vice-président de l’Association of American Railroads, Robert Fronczak, il s’agit du nombre de wagons restant à éliminer et ce sont ces wagons qui sont visés par le calendrier de retrait accéléré de Transports Canada.
La version sans chemise de protection du type CPC-1232 ne sera définitivement mise hors service au Canada que le 1er avril 2020, soit dans près de quatre ans. La version chemisée transportera du pétrole brut jusqu’au 1er mai 2025, donc encore pendant neuf ans environ.

Plus de 10 300 wagons-citernes ont été construits ou mis à niveau à la nouvelle norme DOT-117 depuis 2015. Seuls 20 % d’entre eux sont employés au transport de pétrole brut. Le reste est affecté au transport d’autres matières dangereuses.

Dans quelle mesure les wagons-citernes CPC-1232 transportant du pétrole brut sont-ils sans danger? En mai 2016, un train-bloc contenant 102 wagons de pétrole brut de Bakken a déraillé près de la ville de Mosier, dans l’Oregon. Plusieurs wagons ont subi des perforations après avoir déraillé à 40 km/h; leur contenu s’est déversé et a explosé, provoquant un incendie. Les pertes humaines ont été évitées de justesse. Ces wagons étaient des modèles CPC-1232 chemisés, un type autorisé dans le transport de pétrole brut au Canada et aux États-Unis jusqu’en 2025.

Il est troublant d’apprendre que, d’après la Direction générale du transport des marchandises dangereuses (TMD) de Transports Canada, la plupart des wagons CPC-1232 équipés d’une chemise répondront aux exigences de la norme DOT-117 (notée DOT-117R) moyennant «quelques modifications mineures».
Or, il y a une différence de taille entre les nouveaux wagons TC-117 et les wagons CPC-1232 mis à niveau par de nouveaux équipements, qui seront alors désignés par le type DOT-117R. En effet, la coque de ce modèle est plus fine de 1/8 po, ce qui augmente le risque de perforation. De plus, le nouveau modèle, le DOT-117, a un isolant thermique en céramique, alors que les wagons CPC-1232 sont équipés d’un isolant thermique en fibre de verre seulement, ce qui a soulevé des questions sur le degré de protection contre les perforations, considéré comme plus faible.

En février et mars 2015 respectivement, deux trains CN transportant l’un du pétrole brut (bitume et pétrole brut synthétique) et l’autre du distillat de pétrole de l’Alberta ont déraillé près de la ville de Gogama, dans le nord de l’Ontario. Plusieurs wagons ont été perforés et leur contenu s’est déversé, a explosé et a brûlé pendant plusieurs jours, contaminant les cours d’eau et la faune alentour. Les wagons concernés avaient tous été construits après 2011, la plupart à la norme CPC-1232, modèle sans chemise. Or des wagons semblables continueront de parcourir les voies ferrées canadiennes pendant quatre ans. Dans l’accident le plus important des deux, le déraillement et la perforation des wagons ont eu lieu alors que le train roulait à 60 km/h, soit bien en dessous de la vitesse maximale autorisée de 80 km/h.

D’ici à 2025, date de leur remplacement total, des wagons de la version «légèrement améliorée» CPC-1232 (2020 pour le modèle non chemisé) – perforables à des vitesses relativement basses comme l’ont prouvé les accidents récents – continueront de transporter la vaste majorité du pétrole brut en traversant des collectivités d’Amérique du Nord.

On peut facilement mettre en service le nombre considérable de CPC-1232 immobilisés actuellement, plutôt que utiliser ce qu’il reste des anciens DOT-111, pour répondre à toute augmentation prévisible de la demande dans les quatorze mois à venir et au-delà. L’accélération annoncée du retrait des wagons-citernes DOT-111, dans les six à quatorze mois à venir, loin d’être une « étape déterminante » dans l’amélioration de la sécurité ferroviaire, semble essentiellement symbolique.

On pourrait vraiment parler d’étape significative reflétant l’urgence de la situation si Transports Canada avançait la date limite de retrait de tous les modèles CPC-1232 de 2025 pour la fixer à 2020, voire plus tôt. « … Nous serons face à un risque inacceptable tant que l’effort [de retrait] ne sera pas fait » nous dit Robert Sumwalt du Bureau de la sécurité des transports des États-Unis.

Malheureusement, les producteurs de wagons-citernes déclarent que loin d’être dans une situation de pénurie de capacités, l’offre est aujourd’hui excédentaire et les wagons DOT-117 construits ne trouvent pas tous preneur. La raison en est simple: les acheteurs potentiels temporisent, car la date limite existante de remplacement étant encore éloignée, les coûts prennent le dessus sur la sécurité.

Dans moins de six mois, les habitants de Lac-Mégantic pourraient voir reprendre dans leur ville la circulation de trains-blocs transportant des hydrocarbures volatils dans des wagons-citernes qu’on ne peut qualifier de sans danger.

Je pense que les mesures prises par Transports Canada pour apaiser l’inquiétude du public à propos des risques inhérents au transport ferroviaire du pétrole détournent l’attention de la nécessité de réformes fondamentales de la réglementation de la sécurité ferroviaire; ainsi que d’amadouer les citoyens de Lac-Mégantic et détourner l’attention de l’obligation du gouvernement de construire une voie de contournement de la ville.

Bruce Campbell, chercheur invité à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Ancien directeur du Centre canadien de politiques alternatives, il est titulaire de la bourse de leadership communautaire en justice de la Fondation du droit de l’Ontario.

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