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Les Hardings
J’ai assisté à la pièce de théâtre «Les Hardings» d’Alixia Bürger, au théâtre d’Aujourd’hui, à Montréal. La représentation valait les dépenses et les kilomètres à avaler tant au niveau du texte que du jeu des comédiens. L’auteure a été fort respectueuse des personnes et des faits; le public, attentif et touché.
D’abord, un mot sur le décor incliné et en entonnoir. Quelques observations aussi sur certains éléments de la mise en scène. Le décor donne l’illusion d’un point de fuite lequel -on le sait- est le «point de convergence de lignes parallèles» que pourraient être les rails d’une voie ferrée, le lieu de l’impact sinon l’impact lui-même. L’implosion suivrait alors l’explosion; l’introspection, le drame. L’idée de la fuite aussi, celle de l’échappatoire, du faux-fuyant, de l’excuse hiérarchique ou du délit de fuite politico-économique.
Le décor suggère également l’idée du trou noir qui, dans son tourbillon du mal être, aspire l’âme troublée jusqu’au vertige. Et ça tourne par cercles concentriques. Les comédiens se déplacent en tournant sur eux-mêmes et autour de leurs homonymes, selon la quête. Rien n’est simple: la vérité est multiple. Elle va de pair avec les motivations contradictoires des hommes. Méfiez-vous du Harding assureur, nu pied pour nous faire comprendre que lui, l’homme de l’économie, lui seul a les deux pieds sur terre. Il n’en est pas moins le témoin consentant de la fatalité du réel, voire le complice. Cependant, il ne me semble pas tout à fait indifférent malgré sa servitude parce que, dès le début, il confesse son inconfort en vidant longuement sa chaussure d’un sable qui pourrait être celui de l’engrenage. Le message est clair: il y aura affrontement.
Le texte est resté sobre; le ton, juste et le propos sensible, parfois même dur parce que la responsabilité est un fardeau lourd à porter. On a beau ne pas être coupable au regard de la justice, la folle du logis n’en fait qu’à sa tête. Ils sont trois Harding. Le premier était le cheminot aux commandes du train maudit; le second, écrivain et père d’un fils victime d’un accident de vélo où les freins ont lâché; le dernier, assureur prospère au service de pétrolières et de compagnies de chemin de fer; celui-là se vante d’être le spécialiste des clauses cachées qui permettent d’éviter l’indemnisation des victimes. Ils étaient trois: l’animal traqué, l’esprit torturé et le corps du délit. Les trois sont «hard»: les deux premiers sont durs avec eux-mêmes; le troisième, avec les autres parce que pour lui « toute vie a un prix. » Une simple question de coûts-bénéfices, au point de rencontre du politique et de l’économie.
Ils étaient trois à rendre compte de leur état d’esprit, de la longueur des souffrances et de la profondeur des sentiments. Trois à jongler avec la synthèse nécessaire, la thèse et l’antithèse. La sociologie, l’économie, la science et la philosophie se relaient, mais l’homme reste seul, même avec les autres. Le cheminot dont la maison est pleine des 47 victimes qu’il nomme, une à une, reste seul avec sa souffrance: non coupable, mais tout de même responsable. Le père-écrivain continue de se reprocher de ne pas avoir vérifié le vélo que son fils avait monté pièce par pièce. Aurait-il pu éviter le pire? Peut-on être coupable de ce qu’on n’a pas fait? Quant au troisième, si rationnel en apparence, celui-là ne souffre-t-il pas de son indifférence, de sa réussite? N’est-il pas, à l’instar du bourreau exécutant les basses œuvres d’une société en mal de se maintenir, que le maillon faible de la chaîne humaine? Son obsession de la forme physique n’est-elle pas la négation de ses valeurs morales? Choisir le corps au lieu de l’âme, mais à quel prix? Le jeu des ombres projetées sur les parois n’est-il pas le reflet de la part d’ombre en chacun d’eux?
Il est facile de se convaincre de l’erreur humaine liée à un système laxiste et mercenaire, mais l’homme ne peut échapper à lui-même parce que la conscience est un lourd regard que l’on jette sur soi. Tôt ou tard, la culpabilité réelle ou fictive, sinon le doute, le rongera jusqu’à l’os. La souffrance n’est pas un mal passager, c’est une réalité insidieuse qu’on peut traîner avec soi pendant vingt, trente ou quarante ans (pensionnats autochtones, victimes de viol, maltraitance), une réalité qui rattrape parfois ceux qui se croyaient au-dessus de tout ça. Il n’y aura pas de commission d’enquête pour libérer la parole et le cœur. Une question de coûts-bénéfices, sans doute. Manière de nous dire: arrangez-vous avec vos troubles!
Si la culpabilité semble l’apanage des humbles, qu’en est-il des champions du capitalisme à l’abri dans les plis du système ou de ceux de la hiérarchie, protégés à la fois par la délégation de pouvoir et l’anonymat d’une règlementation auto-gérée? Rappelez-vous l’expérience de Milgram dans laquelle un pseudo-scientifique en blouse blanche, par sa seule présence rassurante, amène des gens à commettre des atrocités en infligeant des chocs électriques de plus en plus puissants. Les participants n’avaient aucune obligation de continuer: leur confiance aveugle en l’expert a obnubilé leur conscience. Alors, qui est le coupable? L’exécutant, l’expert ou le pouvoir? Celui qui frappe ou celui qui ferme les yeux? Lequel est le parasite de l’autre? Sachant que la justice inquiète rarement les gros, ce sont les petits qui écopent le plus souvent. «Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir», disait Jean de La Fontaine.
Bref, nous sommes tous des Harding. Qui d’entre nous n’a pas échappé un mot malheureux, oublié de serrer les freins des mots tueurs? Qui n’a pas déjà fermé les yeux sur la misère des autres au nom du rapport coûts-bénéfices? À nous voir détruire la planète avec l’énergie du désespoir, nous n’en serons plus tantôt à chercher des coupables, mais à tenter de sauver notre peau. Continuons de nous étourdir dans le divertissement, le vide, l’alcool et le pot, etc.; faisons comme toutes les MMA de ce monde à qui nous reprochons leur égoïsme, exploitons notre nature fragile jusqu’au point de non-retour. Si nous réussissons à ne pas voir venir, à bien fermer les yeux, les oreilles et le cœur, nous pourrons alors invoquer l’accident, l’Act of God, déculpabilisant? Cynique, non?
Paul Dostie
Lac-Mégantic
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