Donald Morrison, un hors-la-loi pas comme les autres

Au passage à niveau de la rue Maple qui dominait le centre-ville de Mégantic, sachant qu’on le recherchait pour avoir mis le feu à la grange et à la maison familiale saisie par Mc Auley, prêteur usurier, Donald sentit un long frisson lui parcourir la colonne vertébrale. D’instinct, il posa sa main sur la crosse de son revolver à la fois pour se rassurer et se donner confiance bien qu’il croie que le mandat d’arrestation émis contre lui soit échu. Dans l’Ouest, il avait appris à tirer et pris l’habitude de porter son arme.

Derrière lui, une locomotive hurlait son droit de passage et crachait, en haletant, son nuage de fumée noire. Elle peinait à monter sa charge vers Spring Hill; un peu plus, on l’entendrait jurer. Souvent les roues d’acier tournaient dans le vide. Exaspérées, les ménagères entraient en catastrophe le linge frais lavé qu’elles venaient tout juste d’étendre sur la corde. Elles avaient beau surveiller le temps, scruter le ciel, la suie importune semblait prendre un malin plaisir à les voir s’agiter. Pour elles, ce n’était pas tant un chemin de fer qu’un chemin de croix toujours à recommencer. Par ce bel après-midi ensoleillé du 22 juin 1888, ce n’est le temps qui se barbouillait, mais le quotidien de tout une communauté.

Donald sentit qu’on se retournait sur son passage et vit que certains se précipitaient à l’intérieur du commerce le plus près comme si quelque chose de grave se préparait. Il écoutait résonner son pas sur le trottoir de bois. Il s’appliquait à garder le rythme pour en imposer quand il aperçut le constable Warren devant l’hôtel «American House». Les veines de ses tempes se gonflèrent comme des rivières en crue. Il descendit dans la rue afin de lui faire face: il n’avait pas à fuir, c’est lui et sa famille qui avaient été volés.

Il était quinze heures. Sa main droite suspendue au-dessus de son arme, Warren l’interpela à quelques reprises. Non seulement Donald refusa d’obtempérer mais, impatient, il lui ordonna de s’enlever de son chemin. Est-ce le miroitement du soleil sur l’arme ou un geste maladroit de Warren? Même les témoins n’en savaient rien. Se sentant menacé, Donald dégaina et tira le premier. Warren fut tué sur le coup d’une balle à la gorge. «Légitime défense!» C’est ce que clama Donald au procès, et ce que les témoins crurent par solidarité et pour faire un pied de nez au pouvoir de l’argent qui en menait large. À force de le répéter, chacun finit par le croire dur comme fer.

Ébranlé, Donald rebroussa chemin, conscient que sa vie venait d’être chamboulée à jamais. Il se demandait comment il allait apprendre la terrible nouvelle à ses vieux parents si durement éprouvés, surtout à sa mère qui méritait mieux qu’un fils assassin. Il regrettait déjà son geste impulsif. Son cœur battait à tout rompre. Il accéléra le pas. Déjà, il courait à sa perte. Il voulut se ressaisir, mais la peur était dans ses tripes. Le fier cowboy venait de tomber de son cheval. Le «outlaw of Megantic» cherchait à reprendre son souffle comme s’il savait qu’il allait tenir en haleine, pendant des mois, le pays tout entier.

La nouvelle fit le tour du village, chacun y allant de son commentaire. «Donald a été trop téméraire.» «C’est la faute des riches qui exploitent le pauvre monde.» «Warren n’avait pas à être assermenté: c’était un Américain, un trafiquant de whisky en plus.» Qu’on se le dise, ce ne sera pas la seule fois où Mégantic assermentera des policiers improvisés. Les humbles se reconnaissant dans les aléas des Morrison; Donald devint une victime, voire un symbole.

Sans s’être concerté, on entreprit de protéger le fugitif contre une justice qui penche toujours du côté du plus fort. On évita de le dénoncer, de révéler ses allées et venues, on déposa même de la nourriture sur le pas de sa porte au cas où Donald passerait par là. L’affaire dura dix mois, laquelle se termina par une intense chasse à l’homme qui s’étira sur vingt-deux jours. Des dizaines de policiers venus de Montréal, Québec et Sherbrooke lui coururent après sans relâche. L’affaire Morrison faisait la une des grands journaux d’Amérique.

Comment Donald réagissait-il à sa notoriété? Il savait que cela ne pouvait durer indéfiniment, mais c’était sa seule porte de sortie: une opinion publique favorable à sa cause. Malgré le soutien populaire, Donald ruminait de sombres pensées. Il ne pouvait même plus rêver de l’amour d’une femme ni d’enfants pour la suite du monde. Pouvait-on être plus seul face au destin?

Ce qui devait arriver arriva. On arrêta Finlay McLeod, propriétaire de l’hôtel «Finlay’s Tavern» à Spring Hill, pour avoir reçu et nourri Donald dans son établissement malgré l’avis précisant que quiconque l’aiderait serait arrêté. Une dizaine d’autres furent aussi écroués. Affolée, l’élite écossaise de la région offrit à la justice, humiliée par dix mois d’une chasse à l’homme rocambolesque, de négocier la reddition de Morrison. Donald comprit que son aventure touchait à sa fin, que sa liberté n’était plus qu’une illusion.

À l’affût, les chasseurs de prime espionnèrent les uns et les autres. C’est le 21 avril 1889, le dimanche de Pâques au matin que le constable Mc Mahon et Pierre Leroyer, guide du Megantic Fish and Game Club, le surprirent à la sortie de la cabane de ses parents, une cahute perdue dans les bois de Milan. Fougueux, Donald tenta de fuir; blessé d’une balle à la jambe gauche, il fut vite capturé. Personne ne s’est réjoui: chacun comprenant que les petits finissent toujours par être écrasés par les puissants. Cyniques, ces derniers recourent même aux petites gens pour le sale boulot.

Lors de son procès tenu en octobre 1889, ses compatriotes continuèrent à le défendre, même les Canadiens-français qui se reconnaissaient dans l’exploitation des pauvres par les riches. Deux des avocats qui ont défendu le métis Louis Riel en 1885 sont venus plaider la cause de Donald, détectant là le même abus de pouvoir. Ce fut en vain parce que la justice, humiliée, avait décidé d’en faire un exemple. Donald a été condamné à dix-huit ans de pénitencier. «Selon que vous serez puissants ou misérables, les jugements de cours vous rendront blancs ou noirs », disait La Fontaine. Pour la population, c’était la preuve que la justice n’avait de cœur que la raison, celle du plus fort.

Dégoûté, Donald entreprit une grève de la faim six mois après son incarcération. Affaibli et victime des mauvaises conditions sanitaires, il mourut trois ans et demi plus tard des suites de la tuberculose, lors de sa sortie de prison en 1894. La veille, il avait été gracié par le ministre fédéral de la justice suite aux pressions d’un comité d’Écossais influents qui avait travaillé pendant des années afin d’obtenir son amnistie.

Gracié la veille de sa mort, ironie ou sarcasme? Est-il préférable de mourir coupable ou innocent? Coupable, d’une certaine manière, on a l’impression de payer sa dette; innocent, c’est ajouter au drame humain et au gâchis judiciaire, la récupération politique qui laisse un goût bien amer. Qu’adviendra-t-il du vrai coupable, de l’usurier sans qui rien de tout cela ne serait arrivé? Au train où vont les choses, pour Mégantic, ce ne sera pas - encore là- la seule fois où il prendra la poudre d’escampette. Peu importe les pleurs ou les cris des victimes, le froissement des billets de banque les enterre tous.

Pour bien comprendre l’homme qu’était Donald Morrison, il faut savoir que sur sa pierre tombale, la date de sa mort était celle de son arrestation. Erreur ou message? Peu importe, le symbole est fort: la vie et la liberté sont indissociables.

Paul Dostie

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