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Boeing 737 Max et Lac-Mégantic : deux catastrophes prévisibles
(L’auteur Bruce Campbell, est professeur agréé à la Faculté des études environnementales de l’Université York, à Toronto.)
La chaine publique CBC révélait récemment que le Canada a continué d’autoriser le vol du Boeing 737 Max 8, sans passagers, même s’il était cloué au sol depuis près d’un an à la suite de deux accidents. L’écrasement du Lion Air en Indonésie en octobre 2018 et, cinq mois plus tard, de l’Ethiopian Airlines à Addis-Abeba, ont causé la mort de 346 personnes, dont 18 Canadiens.
Il existe des similitudes troublantes entre le scandale du Boeing Max 8 et la catastrophe ferroviaire de Lac-Mégantic de juillet 2013. Les deux étaient prévisibles.
À Lac-Mégantic, un train chargé de pétrole de schiste provenant du gisement de Bakken, en Dakota du Nord, a foncé sur la petite communauté québécoise, tuant 47 personnes, faisant 26 orphelins, déversant six millions de litres de pétrole et incendiant le centre-ville. Il s’agit de la pire catastrophe industrielle survenue en sol canadien depuis un siècle.
Ces deux tragédies sont la conséquence fatale de la déréglementation des industries aérospatiale et ferroviaire des dernières décennies. Les mesures de sécurité ont été systématiquement réduites au point qu’on se retrouvait dans une situation où il ne s’agissait plus de savoir si un accident allait survenir, mais quand. Dans les deux cas, les organismes de réglementation étaient captifs des industries dont ils étaient responsables. Un jeu de chaise musicale entre les cadres supérieurs –qui passaient de l’industrie aux organismes de réglementation, pour revenir ensuite à des postes lucratifs de lobbyistes pour l’industrie– a permis un processus de déréglementation.
Dans les deux cas, du personnel de rang inférieur s’est opposé à l’externalisation de la réglementation, mettant en garde contre une situation où le loup était le gardien de la bergerie. On les a ignorés ou réprimandés.
Pétrole par rail
Pour ce qui est du transport ferroviaire canadien, la mise en place d’un régime de surveillance de la sécurité, appelé système de gestion de la sécurité ou SGS, a mené à l’autorégulation des entreprises, à un moment où la croissance exponentielle du transport du pétrole par rail engendrait une augmentation du risque. Le système a fait l’objet de multiples évaluations critiques, notamment par le vérificateur général du Canada, qui a conclu dans un rapport de 2013 que : «Le niveau de surveillance du ministère est insuffisant pour obtenir l’assurance que les compagnies de chemin de fer de compétence fédérale ont mis en œuvre des SGS adéquats et efficaces.»
Les organismes de réglementation, tant au Canada qu’aux Etats-Unis, ont subi d’importantes compressions budgétaires, des licenciements et un exode du personnel qualifié, ce qui a affaibli leur capacité à évaluer de manière indépendante les pratiques des entreprises.
Dans les industries ferroviaire et aérospatiale, la sécurité a été de plus en plus subordonnée à la valeur actionnariale, les fonds d’investissement de Wall Street – axés sur les rendements à court terme – en étant venus à dominer le processus décisionnel des sociétés. Cette situation a été aggravée chez Boeing par la pression concurrentielle d’Airbus.
Les gouvernements canadien et américain ont tous deux mis en œuvre des politiques de réduction de la bureaucratie, qui ont forcé les organismes de réglementation à compenser chaque nouvelle réglementation proposée par la suppression d’au moins un (de deux) des mesures existantes aux Etats-Unis à cause du coût qu’elles représentent pour les entreprises. Cela engendre un affaiblissement de la sécurité.
La cause principale de l’écrasement des Boeing est une défectuosité du logiciel de décrochage et des capteurs. Le manuel des pilotes du 737 Max 8 ne contenait aucune information concernant le nouveau logiciel parce qu’on a voulu convaincre (une grave erreur) les compagnies aériennes que le nouvel avion ne nécessitait pas de formation coûteuse pour les pilotes.
L’administration de l’aviation civile américaine (FAA) avait autorisé Boeing à certifier elle-même ses avions. Les ingénieurs de l’entreprise ont critiqué le logiciel, qui a été mis au point à l’étranger par des concepteurs inexpérimentés et mal payés. Selon un ingénieur de Boeing, le 737 Max 8 a été «conçu par des clowns… qui ont été supervisés par des singes.»
La réduction des dépenses : une obsession
À Lac-Mégantic, des failles dans les règles d’exploitation ont permis à Transports Canada d’autoriser la Montreal Maine and Atlantic – une entreprise obsédée par la réduction des dépenses, dont le bilan en matière de sécurité était médiocre et qui a depuis fait faillite – à faire fonctionner ses énormes trains remplis de pétrole par un seul opérateur.
Cet assouplissement a été accordé et soutenu énergiquement par le lobby des compagnies de chemin de fer face à l’opposition, qui comprenait le syndicat des inspecteurs, au sein de Transports Canada. En outre, Transports Canada a ignoré les avertissements d’un rapport commandé au Conseil national de recherches, où on insistait sur l’importance de prendre de nombreuses précautions de sécurité avant d’autoriser des équipes d’une personne.
Le Canadien Pacifique, responsable du transport de la cargaison volatile jusqu’à la raffinerie de pétrole Irving, a choisi de sous-traiter le contrat à la Montreal Maine and Atlantic, avec une voie ferrée passant par Lac-Mégantic, plutôt que d’opter pour une route plus sûre, mais moins rentable, en collaboration avec le Canadien National.
À la suite des catastrophes de Boeing et de Lac-Mégantic, des dirigeants de l’industrie ont blâmé respectivement les pilotes et le chef de train. Dans les deux cas, les jeux étaient faits d’avance pour ces derniers et la catastrophe était inévitable.
Enquête criminelle
Le Canada et les Etats-Unis ont été les derniers pays à clouer au sol le Boeing 737 Max 8. Aux Etats-Unis, on a lancé une enquête criminelle sur le processus d’approbation de la FAA. Une enquête du Congrès sur les écrasements est également en cours.
Malgré les demandes des familles des victimes, le gouvernement conservateur de Stephen Harper et, plus récemment, les libéraux de Justin Trudeau ont refusé à plusieurs reprises de mener une enquête indépendante sur cette tragédie.
Transports Canada était tenu de revérifier la certification américaine de l’avion. L’organisme a-t-il fait preuve de diligence raisonnable, ou a-t-il simplement entériné la certification de la FAA ? Pourquoi n’a-t-il pas été informé de l’existence du système anti-décrochage du Max 8 ? Pourquoi n’a-t-il pas obtenu l’analyse des risques effectuée par les experts du ministère des Transports des Etats-Unis qui ont déterminé que le Max 8 était beaucoup plus à risque d’écrasement que les autres avions ?
Au Canada, des accusations criminelles ont été portées contre trois employés de première ligne pour la catastrophe de Lac-Mégantic ; ils ont été acquittés. Aucun dirigeant ou propriétaire d’entreprise n’a été accusé, malgré des preuves substantielles de criminalité institutionnelle. Aucun haut fonctionnaire ou politicien n’a été tenu responsable.
Deux enquêtes parlementaires sur la catstrophe de Lac-Mégantic avaient des mandats limités. L’enquête du Bureau de la sécurité des transports a laissé de nombreuses questions sans réponse, dont les plus importantes : Pourquoi manque-t-il dans le rapport final six causes qui figuraient dans le rapport initial concernant la décision de permettre à une entreprise délinquante d’utiliser un équipage d’une seule personne ?
Les familles ont droit à des réponses
Après qu’un avion d’Ukraine Airlines ait été abattu en Iran, causant la mort de 57 citoyens canadiens, Trudeau a déclaré à juste titre : «Les familles des victimes veulent des réponses. Elles veulent pouvoir tourner la page, elles veulent de la transparence, de l’imputabilité et de la justice. Nous n’aurons pas de répit tant que nous ne les aurons pas obtenues.»
Les familles des victimes de Lac-Mégantic attendent que justice soit rendue, sept ans après la tragédie. Le Canadien Pacifique ne reconnaît toujours pas son rôle et sa responsabilité devant les tribunaux. Plus récemment, le CP a refusé d’enquêter sur son éventuelle négligence criminelle dans un déraillement qui a causé la mort de ses employés dans les Rocheuses, en février 2019.
Il est évident que les pratiques négligentes des entreprises et l’échec de la réglementation sont en partie responsables de ces catastrophes. L’affirmation du ministre des Transports Marc Garneau : «la sécurité est ma priorité absolue» ne signifie pas grand-chose si on ne l’accompagne pas d’actions gouvernementales concrètes. Sinon, il n’y a pas à douter que d’autres tragédies vont encore se produire.
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