La saine famille

Son enfance passée à l’Orphelinat apostolique des Sœurs Antoniennes de Marie a forgé la dévotion de mon père. Attaché aux rites de l’Église catholique, Alfred était accroc à la Messe de Minuit. C’était sans doute son refuge à lui, éloigné à contre-cœur par des centaines de kilomètres des autres membres de sa famille.  


Dans ses mémoires manuscrites, on sent toute l’importance de cette date du 25 décembre dans sa vie de «jeunesse» qui n’en a jamais vraiment été une. Pour cet enfant passé trop vite à l’âge adulte, la Messe de Minuit marquait le temps, davantage que son anniversaire de naissance que je soupçonne de n’avoir jamais fêté. 1943: Il a vingt ans. «Le 25 décembre à La Malbaie, à la Minuit, temps froid et pluvieux.» 1944: «J’ai été à la Minuit à la Chapelle de l’Orphelinat de La Malbaie. Beau temps sec et clair de lune.» Et puis… 1945: «J’ai été à la Minuit à Montréal, avec Gertrude, ma belle-sœur, et Laurent, mon frère, nouveaux mariés. Belle Minuit à l’église de Ville-Émard.» Où il a sans doute entonné le Minuit Chrétien, de sa voix forte et juste. Et libératrice d’une enfance difficile, lui l’abandonné derrière à la mort de son père. 1946: Il ira seul à la Minuit à la Chapelle de l’hôpital Saint-Joseph, où il vient d’être engagé comme infirmier par les Sœurs de la Charité. Deux seuls mots : «Belle température», résume-t-il.  

Juste une parenthèse, tout jeune j’ai vécu la Messe de Minuit à la Chapelle de l’hôpital. Longues à mourir ces trois messes célébrées l’une après l’autre comme les «trois actes d’un même drame sacré!» Un «trois dans un», dans le pur respect de la tradition catholique de ces temps chrétiens! C’était pour nous, les enfants, une torture en trois actes: rester assis sagement pendant presque trois heures, lutter contre le sommeil et contre la peur qu’une fois délivrés de ces fous de Dieu, réunis dans cette humble chapelle, nous soyons trop fatigués pour le réveillon et le dépouillement des cadeaux, au pied de l’arbre.  

Alfred a épousé ma mère en 1947. Maîtresse d’école dans les petites écoles de rang froides en hiver, chaudes en été, et ce pendant 9 ans, elle était allée rejoindre deux de ses sœurs à l’hôpital, comme aide soignante. C’est dans leur milieu de travail que père et mère se sont fréquentés jusqu’à se rendre au pied de l’autel, un matin du mois d’août.  

En prenant épouse, Alfred a jeté l’ancre dans une nouvelle famille. La preuve: «J’ai été à la Minuit à la vieille église de Ste-Agnès. Beaux-frères, belles-sœurs ainsi que ma chère épouse. Belle Minuit. Belle température.» Et une famille élargie, celle des Fortin, qui lui apportait enfin l’appartenance à une grande famille élargie, qui lui avait tant manquée. 

1948: Laissant sa femme et son premier enfant, ma sœur, au chaud au logement, il ira seul à la Messe de Minuit, à la chapelle de l’hôpital. Autre parenthèse, il aimait l’ambiance des chapelles, mon père, qui a d’ailleurs bien failli être curé! Mais sa grand-mère, cette chipie, l’a sorti de l’Orphelinat à 13 ans parce qu’elle avait besoin de bras sur la terre. «Belle température froide.» Alfred se dévoue plus qu’à son habitude, on lui donne la tâche de placier dans la petite chapelle bondée.  

1949: son dernier Noël de la décennie sera particulier. Il note: «Messe de Minuit à l’École Supérieure avec Grand-Père. Beau réveillon en famille avec Grand-Mère, Grand-Père, Denise ma petite fille chérie et ma femme. Beau jour de l’An 1950, Année Sainte, dîner chez les beaux-parents en famille!»  

Autre parenthèse, mon arrière-grand-mère était une vraie démone. Tout le monde avait peur d’elle, sauf mon père, qui en a pris soin comme si c’était sa propre mère! Sa propre mère qui n’en a d’ailleurs jamais fait autant pour lui! 

Les plus vieux d’entre vous gardent, je l’espère, des souvenirs précieux de cette époque où les Fêtes rapprochaient les familles. Où les bûcherons étaient prêts à vendre leur âme au diable et s’envoler sur la chasse-galerie pour vivre le réveillon avec la maisonnée.  

Ma mère est décédée un 26 décembre! Seule avec mon père. Les enfants tous essaimés à des centaines de kilomètres les uns des autres, à vivre leurs propres Noël, avec leur propre famille!

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