Emprunter le virage numérique n’est pas donné à tout le monde. Il est pourtant si essentiel si l’on veut avancer au même rythme que les autres générations qui, cette fois, tirent devant au lieu de pousser derrière, sans risquer de quitter la voie qu’elles tracent et de déraper profond dans le fossé. L’ère numérique, on n’a pas le choix d’y entrer si on veut rester branché, mais pas facile d’en saisir le mode d’emploi.
Exemple de décalage d’espace-temps entre un vieux (moi) qui voit son petit-fils de 7 ans entièrement concentré à manipuler deux écrans de jeux en même temps, dans son «bureau» aménagé dans le sous-sol de la résidence familiale, mais qui frappe un mur solide face au vieux téléphone à cadran du grand-père, dans lequel il entend, oh surprise, la voix de sa tante et qui cherche sans comprendre comment la voir en «live». Plaçant le combiné face à lui, la partie d’en haut qu’il avait collée à son oreille pour entendre ou la partie d’en bas qui sert à parler? À voir son visage interrogatif, je savourais une vengeance parfaite!
Dans les semaines suivant un épisode d’arnaque de grand-parent, vécue en décembre 2022, je m’étais inscrit à une formation AccèsD donnée par la Caisse Desjardins sur la façon de se familiariser avec les tablettes et les téléphones, histoire de rester à l’affût des techniques d’hameçonnages. Avoir les bons outils, c’est déjà un bon départ, savoir s’en servir demande du temps et des efforts, autant sinon plus que de se familiariser avec la manette de la télé supposément intelligente, mais qui fait rager si tu ne t’arrives pas à peser sur le bon bouton quand l’écran tourne au noir.
Dans la salle de formation ce jour-là, aucun jeune, plutôt des hommes, femmes et couples d’un certain âge qui avaient soif eux aussi de savoir maîtriser les outils et éviter les arnaqueurs. Si une ville comme Lac-Mégantic peut facilement être la cible d’une cyber-attaque, si la toute puissante Desjardins a réussi à se faire voler les données de ses millions de clients, imagine le simple citoyen que l’on invite à plonger tête baissée et en toute confiance dans les systèmes informatiques qu’on lui déploie, en disant que c’est la seule voie possible de contrôler soi-même ses comptes et ses avoirs.
Novembre 2019, c’est presque hier, rappelez-vous l’onde de choc suscitée par l’annonce voulant que la bannière Desjardins cesse de flotter sur les villages de Sainte-Cécile-de-Whitton, Piopolis et Saint-Romain. Les services au comptoir allaient être retirés des centres de services sur Salaberry (l’ancienne Caisse Notre-Dame-de-Fatima) ainsi qu’à Audet. À cette époque, les membres du conseil d’administration de la Caisse saluaient «une décision d’affaires adaptée à vos besoins en constante évolution.» Les explications se résumaient en deux points: la baisse d’achalandage et les nouvelles habitudes transactionnelles des membres. «Plus de 96% des transactions de nos membres se font ailleurs qu’au comptoir», relevait le directeur général d’alors. Des analyses montraient que de 2016 à 2018, les caisses Desjardins avaient connu 18% de moins de transactions au comptoir, 13% de moins au guichet et 43% de plus sur AccèsD et sur les téléphones mobiles. La Caisse reconnaissait la déception chez des gens, mais disait être en mesure d’accompagner les membres dans la transition.
Cette année-là, à Piopolis, la décision «irrévocable et sans appel» sonnait la fin d’un projet pilote d’un premier centre libre-service au Québec, implanté en septembre 2011 dans le Magasin général, avec ballons et air de fête. Un projet annoncé par la Fédération des caisses Desjardins comme «une solution avant-gardiste visant à optimiser la prestation de services et à maintenir la proximité avec nos membres.»
En guise de grand autel branché directement à la Caisse à Lac-Mégantic, l’installation d’un module doté des récentes technologies offrant tous les services d’une caisse populaire accessibles 70 heures par semaine. Et voilà que huit ans après (2019), le verdict de fermeture tombait, sans négociation possible, parce que Desjardins ne dénombrait plus maintenant que 380 transactions par mois. Un achalandage ne justifiant pas la poursuite de l’expérience.
Malgré la déception, Spomenka Adzic, la propriétaire du Magasin général, avec son chum Milenko, ne perdait pas espoir. «Nous étions la solution pour d’autres municipalités qui perdaient leur caisse. Malgré la situation, on va se retrousser les manches et voir ce qu’on peut faire. J’ai vu des personnes âgées apprendre à utiliser leur carte Desjardins et se familiariser avec les technologies. Et cette expérience-là, je suis fière de l’avoir vécue avec les gens de la communauté.»
Nous sommes en 2024. Il est vrai qu’une majorité de Québécois utilisent les services financiers numériques et ne vont au guichet que pour faire des retraits et des dépôts. Mais la décision de retirer ce qui restait de la présence de Desjardins dans certains villages tout autour est difficile à accepter pour certains qui n’ont pas la capacité de prendre le virage, à la vitesse où l’ère numérique développe les nouvelles technologies. C’est bien la première fois dans l’histoire du Québec que Desjardins n’a pas de solutions de la dernière chance à offrir à ses membres les plus âgés, condamnés à une certaine forme de perte d’autonomie et de contrôle, dans un monde où tablettes et téléphones mobiles sont devenus des extensions de la main chez la majorité des gens. Mais pas tous! Suivra, d’ici 2028, la fermeture de tous les guichets, pour laisser toute la place aux «solutions numériques».
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